Sous les pavés de Gezi, par Gorune Aprikian

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Ces dernières semaines quelques articles ont commémoré le 8e anniversaire des manifestations de la place Gezi. Ils m’ont remis en mémoire ce mouvement citoyen où la jeunesse d’Istanbul s’était opposée au projet immobilier d’Erdogan sacrifiant le parc. Il y avait quelque chose de Mai 68 dans ce mouvement, un parfum de « sous les pavés, la plage ». À l’époque, dans les colonnes du Monde, Guillaume Perrier avait apporté un éclairage inattendu sur l’histoire du lieu.

Tout a commencé à l’époque de Soliman le Magnifique. Des conspirateurs ayant ourdi le projet d’empoisonner le Sultan, contactèrent son cuisinier, qui se trouvait être un Arménien originaire de Van répondant au nom de Manouk Karaseferian. Malheureusement pour les conjurés, l’homme était loyal à son maître. Il dénonça le complot et sauva ainsi la vie au Magnifique. Le Sultan demanda au cuisinier fidèle d’exprimer son souhait le plus cher afin qu’il puisse lui exprimer sa reconnaissance. À sa grande surprise, à la place d’un quelconque avantage personnel, le souhait de l’Arménien fut qu’une parcelle de Constantinople soit attribuée à ses coreligionnaires pour y établir leur cimetière.

Ce sera l’origine du cimetière de Pangalti, une énorme surface en plein cœur de la rive européenne qui recouvrirait aujourd’hui un territoire englobant le Parc de Gezi, les Hôtels Hilton et Diwan en passant par le bâtiment de la Radio Télévision Turque.

Un article d’Agos daté du 31 mai dernier m’a interpellé et m’a donné l’envie de cette chronique. Il y était raconté en détail à travers des extraits de journaux de l’époque ce que nous pourrions convenir d’appeler « La première Bataille pour Gezi ».

En 1872, la municipalité demande aux Arméniens de libérer les lieux. Elle leur propose, en échange, un terrain au nord de la ville. Ceux-ci refusent. Mobilisés par le catholicos de l’époque, Khrimian Hayrig, les Arméniens de Constantinople vont occuper les lieux pour empêcher le déménagement de leurs tombes.

L’affaire fait polémiques. Les Arméniens apostoliques voient s’élever contre eux les voix des nationalistes turcs, mais aussi des catholiques et des protestants à qui emboîtent le pas les journaux français de Constantinople. Vive le business. Tous estiment que ces terrains ont désormais trop de valeur pour rester un simple cimetière. Rien n’y fait. Les Apostoliques s’accrochent et demandent l’arbitrage du Sultan Abdülaziz.

Après des semaines d’occupation des lieux et d’échanges d’articles incendiaires, la première bataille pour Gezi se termina par une victoire des Apostoliques. Abdülaziz estima qu’il fallait respecter la promesse faite par son illustre prédécesseur. Il annula le projet d’expulsion.
Le Cimetière arménien de Pangalti va gagner un sursis jusque dans les années 20. La jeune République turque n’aura plus ce genre de pudeur. Le cimetière est confisqué sans autre forme de procès. L’urbaniste français Henri Prost se voit confier le grand chantier de réaménagement d’Istanbul. Il utilisera les pierres tombales arméniennes dont certaine vieilles d’un demi-millénaire, comme remblai de son gigantesque projet immobilier. La classe.

Du vaste terrain offert aux Arméniens par Soliman le Magnifique, il ne subsiste aujourd’hui que l’hôpital Sourp Hagop. Tout le reste a été spolié par la jeune république Kemaliste.

On comprend mieux pourquoi les militants de Nor Zartonk arboraient comme slogan lors de la révolte de juin 2013 « Vous avez pris nos tombes, vous n’aurez pas notre parc ». Il était important que soit rappelée l’histoire du lieu, symbolique à plus d’un titre.

Aujourd’hui, les dirigeants turcs font de plus en plus référence à Empire Ottoman et s’enorgueillissent de sa grandeur passée. Pourtant ils occultent ce que Abdülaziz n’avait pas oublié. Le respect de la parole donnée était constitutif de cette grandeur.

Cette histoire m’a semblé symbolique à plus d’un titre de la destinée arménienne. Quelle morale en tirer ? Que les Arméniens ont souvent eu les yeux plus gros que le ventre ? Qu’ils s’accrochent à des mots et des promesses au lieu de mener une realpolitik ? Que l’appétit de business des Occidentaux est parfois écœurant ? Ou que sous les pavés du combat de la société civile turque, se trouve encore et toujours la sépulture d’un fantôme arménien ? Je vous laisse choisir.

Kaynak: armenews.com